Le « monde perdu » de la gastronomie…

La gastronomie d’aujourd’hui est dictée par les modes. On déconstruit, on revisite et surtout « on casse les codes ». Encore faut-il les connaitre…

Texte : JÖRG ZIPPRICK

« Chef X casse les codes de la gastronomie », « Chef Y casse les codes du grand restaurant » : tous les mois, on lit ce genre de gros titres dans la presse dite gastronomique. Dans la plupart des cas, leurs auteurs sont trop jeunes pour avoir connu un grand restaurant qui pratique encore les codes que ces chefs et journalistes se pressent de jeter aux oubliettes. Bien évidemment, il est présomptueux de casser nos codes et traditions sans les connaitre. J’ai donc envie de mettre dans les mains de ces chefs et journalistes un exemplaire de La grande cuisine bourgeoise d’André Guillot paru en 1976. André qui ? Dans sa petite « Auberge du Vieux Marly », André Guillot (1908-1993) figurait parmi les novateurs modestes de la cuisine française. L’homme mince avec des lunettes surdimensionnées était célèbre pour sa recette de pâte feuilletée, particulièrement aérienne. Selon la légende, il a aussi inventé la sauce sans roux, en 1934, alors qu’il travaillait dans la cuisine du  Duc de Auerstaedt. Quelque chose l’avait interrompu pendant la cuisson, le roux a été oublié… Mais la sauce avec un peu de crème fraîche était épaisse et parfaite. Selon d’autres sources, Guillot aurait servi dans la marine entre 1928 et 1932. Lors d’une mutinerie de punis, il aurait reçu un coup de bâton dans le ventre. Suite à d’importantes lésions des intestins, il n’aurait plus pu se nourrir comme avant, ce qu’il l’aurait motivé à donner plus de légèreté à sa cuisine… La carrière de Guillot a commencé dans la cuisine de l’ambassade d’Italie à Paris, avant qu’il entre au service de l’écrivain Raymond Roussel en 1926. Roussel vivait sans contraintes matérielles ; il parait que cet excentrique envoyait tous les jours une Rolls- Royce sur la Côte d’Azur, pour avoir accès aux fruits et légumes frais. Et comme Roussel n’avait pas de contraintes financières, Guillot en avait peu. Des années plus tard encore, Guillot faisait l’éloge de son temps dans cette « maison exceptionnelle » ; à saluer la variété des préparations, la qualité exceptionnelle et l’attention au détail. Il n’a jamais rencontré son employeur ! Devenu restaurateur en 1952, sa cuisine du Vieux Marly était plus petite que dans une maison bourgeoise. Guillot était forcé d’organiser son travail différemment et il obligeait ses clients à la ponctualité. Il parait que Brigitte Bardot, venue avec environ 15 minutes de retard, fut refusée par le chef. Jean-Paul Belmondo par contre, fut sauvé par son sens de la repartie : « Salut, Guillot, aurait-il dit, excusez-moi d’être en retard, mais mon chauffeur de taxi est aussi stupide que moi. Il ne savait pas où situer Marly. » André Guillot ne figurait jamais parmi les préférés de Bibendum (qui ne savait peut-être pas non plus situer Marly), mais le Gault et Millau le nomma « Magicien de Marly ». Depuis 2001, la rue devant son restaurant porte son nom. Plonger dans l’ouvrage de Guillot, c’est remonter le temps avec lui, y faire un voyage et découvrir le monde perdu de la gastronomie. Attention, on ne va pas trop loin dans le passé : cuissons justes, assaisonnements limités au strict nécessaire, sauces légères, tout y est, même si peu de chefs d’aujourd’hui se lanceront dans la « tourte d’agneau de lait pour 20 personnes ». D’autres hésiteront à préparer son gratin de langoustes à la normande, après tout, il faut une belle langouste de 1,5 kg. Mais les cromesquis de ris de veau, le salmis de faisan et bien d’autres plats pourraient se vendre de nos jours. La grande cuisine bourgeoise est plus qu’un recueil de recettes, il y a une partie autobiographique. Mieux encore, il y a une partie qui concerne l’éthique du chef qui mérite qu’on la médite. Guillot part de l’idée que tout en cuisine est important, le beau et le bon produit (il préparait une « essence de truffes » avec 500 g de tuber melanosporum), la geste etc. : « La cuisine n’est pas une science mathématique. C’est un art intuitif, c’est donc une erreur de déterminer les recettes par des quantités précises entrant dans leur composition et de leur attribuer un temps absolu de cuisson. Tant d’impondérables jouent : température ambiante, pression atmosphérique, degré d’hygrométrie. Les produits sont des choses vivantes qui réagissent à ces impondérables », disait-il. Ensuite, un mot sur la mission des cuisiniers : « Le but de la cuisine est d’entretenir nos corps et de les conserver, son objet est la préparation des substances pouvant devenir des aliments, préparations qui doivent enchanter nos sens et notre esprit. Un cuisinier doit être aussi généreux que consciencieux, aussi économe que courageux, aussi modeste que compétent ! Rigoureux dans ses achats, consciencieux dans l’exécution des plats qu’il a charge de faire, généreux dans le service de ces plats, économe dans l’utilisation des produits. » Et surtout : « Simple, simple doit être la cuisine ! Pas de préparations alambiquées, ce qui est difficile dans l’art de la cuisine, c’est de déceler l’appoint exact de cuisson, le dosage harmonieux des ingrédients. Simplicité, sobriété, saveur, ces trois mots furent durant cinquante ans notre devise… » Il y a aussi ce petit mot d’introduction sur le chapitre « Fonds de la nouvelle cuisine » : « Les marchandises ont atteint des prix tellement élevés qu’il n’est plus possible à notre époque d’exécuter les fonds de cuisine tels qu’ils viennent d’être énumérés et décrits. Comme un cuisinier ne peut rien faire sans fonds, je me suis efforcé de tourner la difficulté en remplaçant les fonds tirés de marchandises onéreuses par d’autres assez semblables, tirés de marchandises non onéreuses. » Les marchandises non onéreuses, décrites par Guillot, étaient destinées à rester. Mais la sauce elle-même semble en danger…. Quant à la simplicité, on n’en parle plus, puisqu’il faut de nos jours optimiser le visuel de chaque plat pour son effet sur Facebook et Instagram. Guillot et ses contemporains avaient une éthique professionnelle. En « cassant les codes », pour reprendre l’expression à la mode, les chefs et journalistes d’aujourd’hui semblent aussi avoir cassé l’éthique du métier.